La recherche en neurosciences au service de l’éducation
Rencontre avec Cassandra Potier Watkins, chercheuse aux côtés du Pr Stanislas Dehaene, chaire Psychologie cognitive expérimentale. Elle s’intéresse aux mécanismes de l’apprentissage de la lecture et du calcul chez l’enfant avec pour objectif le développement d’outils pédagogiques innovants, adaptés aux besoins des élèves.
Au Collège de France, vous travaillez aux côtés du Pr. Stanislas Dehaene, titulaire de la chaire Psychologie cognitive expérimentale. Pouvez-vous nous présenter cette discipline ?
La psychologie cognitive expérimentale est un vaste domaine. Nous concentrons nos études et nos expérimentations sur le développement de l'enfant et l'apprentissage, en particulier sur la manière dont le cerveau de l'enfant acquiert et maîtrise des compétences scolaires relativement récentes pour l'humanité, telles que la lecture et les mathématiques.
Vous êtes présidente de l'association Excello, qui est affiliée au Collège de France et qui développe des outils ludiques pour l'apprentissage de la lecture et des mathématiques. Comment les sciences cognitives peuvent-elles être mises au service de l'éducation ?
Pendant de nombreuses années, l'une de nos principales frustrations était que les sciences cognitives progressaient fortement dans le domaine de la compréhension du développement de l'enfant, mais l’expérimentation en laboratoire ne favorisait pas du tout la diffusion de toute cette connaissance auprès du grand public.
Une grande partie du travail en laboratoire est effectuée sous forme de travaux de doctorat ou de post-doctorat qui, une fois terminés et publiés dans une revue scientifique, sont souvent mis dans un tiroir. Avec la création d’Excello, nous pouvons mener de manière pertinente nos travaux de recherche sur le développement de l'enfant et l’éducation, tout en assurant la pérennité de ces projets. Excello bénéficie de ressources qui nous permettent de développer des outils et de les communiquer auprès des enseignants et des parents d’élèves. Le statut d’association à but non lucratif d’Excello est important pour nous car notre vocation est de mettre à disposition du plus grand nombre de nombreux outils d’apprentissage à un coût accessible. La valeur que nous créons ne se mesure pas par la génération de profit mais par le nombre d’élèves qui apprennent mieux et par notre utilisation de la recherche comme un outil pour établir des méthodes d’éducation basées sur des preuves.
Vous avez collaboré avec plusieurs classes pour mettre les résultats de cette recherche à l'épreuve de l'expérimentation. Comment ces nouveaux outils pédagogiques ont-ils été accueillis par les enseignants et les élèves ?
Nos premiers résultats ont été extrêmement positifs, bien qu'imparfaits. Lors des premières itérations de notre application de lecture, utilisée pendant 8 semaines dans les écoles en complément des cours, nous avons constaté qu'elle renforçait la compréhension des phonèmes lorsqu'elle était utilisée tôt dans l'apprentissage et en corrélation avec l'enseignement de la lecture en classe. Un bonus inattendu était que, non seulement nos élèves déchiffraient mieux, mais ils amélioraient également leur compréhension de la lecture. Cela était extrêmement enthousiasmant, car la compréhension de la lecture n'était pas directement enseignée par notre application. Ce résultat a confirmé notre hypothèse selon laquelle apprendre à déchiffrer rapidement et efficacement permet au cerveau d'accéder plus rapidement au sens. En revanche, ces premiers travaux de recherche ne nous ont pas permis de déterminer si notre application fonctionnait mieux avec certaines méthodes d'apprentissage que d'autres étant donné que la méthode utilisée par les enseignants en classe n'avait pas été renseignée.
« Apprendre à déchiffrer rapidement et efficacement permet au cerveau d'accéder plus rapidement au sens »
Cela nous a conduit à développer une méthode complète, appelée Kalulu, qui comprend l'application sur tablette mais aussi des supports de lecture plus traditionnels, tels que des livres. Nous avons testé cette méthode l'année dernière pour en évaluer l’ergonomie pour les enseignants. À une exception près, toutes les écoles qui ont participé à cette phase pilote étaient enthousiastes et ont exprimé le souhait de l'utiliser à nouveau cette année. Pour cette rentrée 2023-2024, nous avons étendu l’expérimentation à toutes les écoles primaires volontaires de l'académie de Versailles, ce qui représente 167 classes de CP ! Cela nous permettra de collecter encore plus de données pour prouver l’efficacité de la méthode et sa facilité d’utilisation en classe.
Quelles sont les prochaines étapes de développement pour Excello ?
Sur la base des résultats que nous obtiendrons cette année, la méthode de lecture Kalulu pourrait être mise à disposition d’un plus large public. C'est extrêmement motivant, car cela démontrera notre capacité à diffuser facilement dans les écoles une méthode éprouvée et ce avec un coût de mise à disposition très faible. Ce serait un rêve devenu réalité pour moi car la recherche, au cours des 30 dernières années, a clairement décrit ce à quoi devrait ressembler l'apprentissage précoce de la lecture. Nous aurons la possibilité de nous assurer que chaque enfant en France peut y avoir accès !
Par ailleurs, Excello travaille sur des outils qui facilitent le dépistage des difficultés d’apprentissage de la lecture. Enfin, cette année, nous testons des jeux pour développer l'intuition mathématique. Au-delà des outils scolaires, nous développons également des formations continues pour les enseignants. Nous oublions souvent que l'esprit d'un enfant ne se façonne pas de la même manière que celui d'un adulte, mais qu’il est parfaitement adapté à son stade de développement. À chaque âge, il est plus ouvert à différents types d'apprentissage. Qu'il s'agisse de la formidable facilité et fascination des jeunes enfants pour explorer leur monde ou de l'augmentation des liens sociaux dont les adolescents ont besoin, il y a un équilibre à trouver entre la façon dont le cerveau apprend et l'apprentissage scolaire souhaité. Nous espérons que ces formations pour les enseignants pourront les aider à construire leurs cours de manière adaptée à l'étape de développement cérébral des élèves.
« Les sciences cognitives ont un rôle crucial à jouer dans la construction d'un système éducatif qui pousse nos enfants à s'épanouir »
Ce qui me fascine dans les apprentissages scolaires et que j'espère explorer par le biais d’Excello, c'est leur ubiquité. Les écoles de toutes les cultures dans le monde enseignent à peu près la même chose. Cela m'a toujours étonnée ! Mon université lorsque j'étais étudiante rassemblait plus de cent nationalités, et nous avions tous une base similaire d'apprentissage scolaire, ce qui signifie qu'il existe un consensus international sur ce que nous enseignons aux enfants, sur ce qui façonne un esprit et construit un citoyen libre. C'est vraiment incroyable car les nations semblent si peu s'accorder sur tant de choses, mais le fait que les enfants reçoivent cet apprentissage de base commun est une réussite internationale.
J'ai également toujours été intriguée par le fait que l'apprentissage scolaire soit devenu si central pour nous, au point que nous ne pouvons pas imaginer le chemin difficile que l'humanité a parcouru pour en arriver là. À six ans, on attend d’un enfant qu’il sache lire, écrire et faire des calculs. Or nos enfants de six ans font ce qui était autrefois le travail d'un scribe égyptien adulte ! Ces deux idées m’ont poussée à me lancer dans cette recherche sur le développement, et c'est pourquoi, avec trois autres membres fondateurs, nous avons créé Excello avec l’appui du Collège de France. Nous avons la conviction que les sciences cognitives, en étroite collaboration avec les enseignants et les parents, ont un rôle crucial à jouer dans la construction d'un système éducatif humain, qui pousse nos enfants à exceller et à s'épanouir tout en exerçant leur cerveau.
>> Cours du Pr Stanislas Dehaene, chaire Psychologie cognitive expérimentale
Le développement du programme Excello fait partie de l’initiative du Collège de France Agir pour l’éducation, soutenue par la Fondation du Collège de France, et le groupe LVMH, grand mécène. Avec l’initiative Agir pour l’éducation, les Professeurs du Collège de France souhaitent porter la recherche scientifique sur le terrain de l’éducation et déployer des outils et initiatives pour les élèves.
La Fondation Jean-François et Marie-Laure de Clermont-Tonnerre apporte son soutien à la recherche et au développement du logiciel Kalulu Lecture.